Ceux qui ni ne savent ni même ne demandent
I.
Combien d’étoiles Michelin au sanctuaire du temple !
Combien de delicatessen pour les gourmets des autels !
Et sur le parvis les marchands (perles et petits miroirs et masques des indi-gènes et mains plongées dans les ancêtres).
Mais les nations ;
quel récit ennuyeux les nations !
Sémiotique risible et triste déconstruction de mammifères qui cachent leurs mamelles.
En soixante-huit (au vingtième siècle)
–tu ne te souviens même plus comme l’Europe craquait, saignant sur les barricades ;
en soixante-huit, donc, les rues appartenaient à tous ceux qui arrachaient les pavés ;
situationnistes et enragés, et tout autour la fraîcheur de la plage dans les ca-niveaux.
Mais les nations ;
à quoi cela sert que les nations se réveillent mortes,
déroulant derrière elles comme un linceul les cérémonies commémoratives des néo-humanistes ?
Bien sûr, l’enfer c’est l’enfer des autres :
la plus ancienne installation d’un art ignoré,
accroché aux flancs de l’expressionnisme.
― Quel art et quel enfer ?
Quiconque a refusé de s’immortaliser sur fond de logos sponsorisés du chaos,
estimant que la technique abolit l’idée,
ou quiconque a défini l’obscur comme développement du clair dans l’étude de l’incurie des classes sociales ;
― Quel chaos et quel développement ?
De près une vie gaspillée dans des colloques avec des homéopathes néo-phytes qui lancent droit sur toi leurs horoscopes.
De près une vie –sans compter la nécessité,
les petits bénéfices et la proportionnalité succincte.
Les nations cependant ;
quel argument discrédité les nations !
Sentimentalité et sanglots dans les cinémas de quartiers devant
les films série B.
C’est pourquoi je te dis :
Sur une telle base invertébrée, essaie donc d’ériger la superstructure.
II.
Ah ! Si nous étions de nouveau toi et moi,
en classe économique tout à fait à l’arrière du fuselage.
Le Mont Blanc, trente-quatre mille pieds d’altitude ; direction : Paris.
Les Nénuphars (Monet) dans les salles de l’Orangerie ;
quelques danseuses de Degas sans doute à Orsay.
Pour le reste des coquillages partout et des artistes du métro –des colonies.
Tantôt la pluie, tantôt le soleil, tantôt l’humidité ; Avril.
L’après-midi : ici se trouvait la Bastille ;
le Jardin du Luxembourg ; le soir déjà à Montmartre :
le Sacré-Cœur fermé aux fidèles
mais pas le Moulin Rouge –aux touristes.
Un peu plus haut nos portraits en plein air –caricatures aux crayons de cou-leur.
Une révolution
–qui a commencé sûrement bien avant la fin des tyrans–
frotte ses mousses moisies sur nos jambes.
Nous marchons inlassablement dans des rues sales,
ouvrant et fermant sans arrêt le plan avec les itinéraires indiqués de nos idées.
Nous sommes ici, dans un ici qui se dépose partout comme de l’humidité,
portés aux tasses de café bavardes,
commentant les styles gothiques qui débordent des consciences pleines à ras-bord.
Monsieur Sartre, par exemple :
débordant d’existentialisme et ex officio charitable aux vulves.
Malgré cela : d’abord quelque chose de léger aux Deux Magots
et ensuite « Huis Clos » –ne serait-ce que par désespoir.
Un peu de prudence avant l’accomplissement,
mais surtout : inversion de la hauteur close.
― Combien de pourriture il y a dans la chambre !
Quel fossé entre l’Être et son affirmation !
Cependant, Marcellus,
un nouveau fantôme erre sur le plafond à deux lits comme une fumée,
sans que les moyens contre l’incendie soient activés.
― La Constitution, citoyens non-fumeurs :
couture jésuitique sur un habit décousu.
La Constitution, qui veille comme un gardien de la bête ;
parce qu’il faut que nous gardions la bête vivante –au moins cela.
Hélas ! Dans toute une génération d’exécuteurs
le seul Saint-Just a compris ce que veut dire en vérité
La Raison.
III.
Ce qui constitue une république,
c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé.
Vous avez à punir non seulement les traîtres,
mais les indifférents même.
Louis Antoine Léon de Saint-Just
Non que, si on regarde autour de soi,
on ne puisse peut-être constater que tous les mots ne sont des pièces de la même machine ;
si on en laisse quelques-uns chasser tout seuls, ils sont capables de faire sortir la bête de son trou.
Comme alors, en ce temps-là,
avant que rappliquent les autres idéaux
–quand seulement des anges faisaient tourner la roue–,
c’était les mots qui reformulaient les périls dans leurs battements d’ailes.
(Saint-Just sort devant le manteau d’Arlequin, tenant sa tête coupée) :
« Ceux qui font les révolutions à moitié, n’ont fait que se creuser un tom-beau ».
Et une autre fois, en un autre temps, sur les murs :
« Crains ceux qui veulent vivre dans le calme et la paix.
Ils sont sans scrupules ».
Crains, donc !
Et non seulement ceux qui cherchent un coin, à l’abri du vent, pour offrir un havre à leur silence ;
et non seulement ceux qui sont laissés aux associations d’idées improvisées
ou aux préludes de leurs gémissements.
Quelque complicité que fomente le diable,
ce qu’on t’a appris en préalable de tes diplômes tu dois l’oublier.
De toute façon, c’est la production qui crée les conditions.
Même si quelque chose parmi le défilé nonchalant des jours ouvre la voie au sanglot de l’imagination,
par en-dessous s’ouvrent béants la rouille de la restauration et le profond bâillement de l’utopie.
Et aussi :
Si nous repensons à Brumaire,
soit comme une nouvelle réflexion soit comme une biscotte hyper-beurrée,
nous verrons que la cause pour laquelle le bonheur reste une idée neuve,
ce n’est pas la farce mais la tragédie .
IV.
Le bonheur, citoyens non-fumeurs !
Au cours de tant de siècles le bonheur s’est ridé enterrant chaque jour dans la cave du suivant.
Mais il faut une bonne fois en finir avec cela.
Il faut une bonne fois enfin nous dépêtrer des différances et de leurs erre-ments postmodernes.
Et plus encore de ces équarisseurs du sujet,
qui écorchent le modernisme comme un animal au croc du boucher.
Gloire des hommes ; auteurs aussi d’un folklore qui louche vers les tentes des foires.
Tant de guérisseurs et de dessinateurs de frontières
et tant de guides, grognant les consignes des partis et les promesses ;
tant de bonimenteurs et d’artistes charlatans :
― Admirez la tête sans tronc qui mime toutes les grimaces de l’humanité !
― Profitez des prêtresses sensuelles qui ont les clefs !
― Voici le Chœur ! La cymbale effrayée de la pitié ;
l’esprit antique soumis aux conceptions divines !
Quel malentendu là aussi, ayant sur la conscience des tas de gens !
Qui a dit que la pitié est le tambourin de la peur ?
Qui a dit que les orgies de la troupe déchaînée transmuent la scène en une construction asymétrique où les sens participent à leur représentation asy-métrique ?
Jusqu’à quand pallicares l’inexcusable souffle de l’autre fera enrager votre chère âme ?
Jusqu’à quand votre ignorance :
Quand le chien court après sa queue,
l’histoire ce n’est pas le chien mais sa queue.
V.
Quelle version incohérente l’histoire !
Quelle déformation continuelle par des immoralistes embrigadés !
Et tandis que saigne dans le bec des oiseaux l’immaculé,
difficile dès lors que tu t’enthousiasmes pour la Neuvième du soleil.
En vain nous avons attendu les hidalgos qui partent à l’assaut des moulins
à vent avec des esquisses de lances
ou ceux qui ont survécu à la concentration, en serrant autour de leur cuisse
le cilice d’épines de leur sacrifice.
En vain nous avons attendu la Nouvelle Internationale et les évadés des doc-trines qui en sont la conséquence.
Foi difficile, refrain difficile,
difficile dès lors de t’angoisser pour le solitaire
ou d’épuiser consciemment ton inconscient –ce chien perdu qui panse ses plaies avec le pansement des allégories.
Cela bien sûr ! Et sa répercussion
–message qui a perdu son chemin au milieu du chemin.
― Quel chemin et quel message ?
Payant le prix de ses choix,
mais plus encore payant le caractère infranchissable de la terre.
― Quel caractère infranchissable et quel choix ?
Pari truqué avec faux gagnant ;
et vous chevauchant vos petits chevaux de bois dans l’hippodrome de la na-tion.
Avec tant de certitudes et de calculs dans cette réalité hypothéquée,
ayant déjà sauvegardé l’obscurité sur votre nom,
il n’est pas question –comment serait-ce possible d’ailleurs– que vous éprouviez jamais
qu’entre matines et complies de l’éblouissement
seulement la cendre ne peut ériger d’escaliers ;
il n’est pas question que vous compreniez jamais que même si vous jouez tous les rôles
il y aura toujours dans l’orchestre un aveugle pour traîner à côté de vous sa guibole pourrie.
VI.
Les figures ne sont pas le souvenir ;
le souvenir c’est ce qui nous échappe du contour.
Cet automne sous les tilleuls,
ce rouge doré discipliné, mêle aux graffitis et aux raclures des murs non as-surés.
Après le petit déjeuner, jour libre.
Programmez absolument un passage par Checkpoint Charlie ;
ou autrement dit : le point où ceux qui cèdent les souvenirs effacent rageu-sement l’histoire avec des gommes.
― Quelle histoire ?
Là où le numérique photographie les peintures restaurées, avec les touristes qui s’introduisent dans le plan, recouvrant le temps avec leur temps,
― Quelle histoire ?
Dans l’entre-deux de l’effacement et de la création,
comme les entrailles de la ville grondent tels des intestins ?
Comme la vie profane avance sur le papier
prenant un raccourci à travers l’écriture et l’univers !
Sur Alexanderplatz –ah, Alexanderplatz !
Sentimentalité feinte sur la table de Franz Biberkopf (rubans, peignes, ar-ticles de mercerie et élastiques pour toutes les cravates rêvées)
–même si s’est jouée ici toute la République de Weimar.
Ensuite, tout droit en taxi au Judisches Museum –couloirs en pente qui con-duisent avec des sinuosités au paysage vide d’une Apocalypse piétinée.
Grinçant sous vos semelles les figures d’acier –ce ne sont pas des visages ;
les visages c’est l’angoisse qui rouille les figures dans leur discontinuité,
l’angoisse qui en haut sur la croix transforme les Fils en Nazaréens.
Quelques-uns vous ont conseillé de ne pas rater le bien aéré Musée pour le Présent,
dans Invalidenstrasse.
Quel présent intempestif pour un art qui s’est déjà agrippé significativement à son canapé !
Dans l’après-guerre quelle course à la dot des coupables et quelle figuration de la pensée divisée !
Quel orage en sortant, qui a mis en loques notre parapluie !
Pourtant, la guerre !
Très clairement : une question de style.
En un peu de métaphysique ; jusqu’à ce que l’interprétation devienne forme.
Difficile
Traduction J. Kaminski